CHAPITRE XIV

Je quittai la tente, tremblant de peur rétrospective et de fatigue. Je restai un moment immobile, regardant fixement les tentes éparses qui composaient notre campement.

J'avais été très près de perdre Finn. Je savais parfaitement que si j'avais laissé le chirurgien lui couper la jambe, il aurait trouvé une autre façon de mourir. Un guerrier infirme n'était d'aucune utilité au clan, comme il me l'avait dit lui-même.

Lachlan me rejoignit devant la tente qui servait d'infirmerie à Finn. Les autres blessés étaient regroupés ailleurs ; mon homme lige serait soigné en privé.

— Finn va vivre, dit le harpiste. Vous pouvez être tranquille.

— Avez-vous consulté Lodhi ?

— Ce n'est pas nécessaire. Il ne pouvait rien faire pour aider Finn. Quand Duncan et Alix ont utilisé leur magie... Il y a beaucoup de choses que j'ignore sur les Cheysulis, et j'aimerais en savoir plus. Sinon, comment composer des chants à leur sujet ?

— La plupart des hommes ne comprennent rien aux Cheysulis, répondis-je. Quant aux chants... Il y a déjà tellement de légendes sur eux, je ne pense pas qu'ils en souhaitent davantage !

Mon regard se porta sur la petite tente où se trouvait Electra, gardée par six hommes. Je marchai dans sa direction.

— Combien de soldats y a-t-il avec Tourmaline ?

— Cinquante. Mon seigneur, vous n'avez pas l'intention d'y aller en personne ?

— Elle est ma sœur. Je lui dois de venir. Si c'est un piège, j'entends bien en être sorti quand il se refermera !

— Il serait pourtant plus prudent de prendre une escorte armée, dit Lachlan.

— Oui, dis-je, mais je ne le ferai pas.

Nous étions arrivés à la tente. J'ouvris le volet, et regardai à l'intérieur. Le soleil qui passait par l'ouverture illuminait la femme qui m'attendait. Elle portait une robe d'un brun profond ornée de soie aux manches et au col. Une ceinture de cuir souple ceignait sa taille mince. La robe lui avait été donnée par Alix pour remplacer ses vêtements souillés. Elle lui allait bien, Alix et Electra étant de taille à peu près semblable, même si leur teint différait grandement.

Electra attendait tranquillement. Elle portait sa luxuriante chevelure en une unique tresse qui s'enroulait dans son giron comme un serpent. Rowan l'avait prévenue de l'échange, je le savais. Son front pâle et lisse semblait réclamer un diadème d'or pour mettre en valeur la pureté de ses lignes et la beauté de ses grands yeux aux paupières interminables.

J'aurais voulu me perdre dans ces yeux ! Par les dieux, l'effet qu'une femme peut faire à un homme...

Cette beauté prétendait avoir quarante ans. Mais je ne parvenais pas à y croire.

— Vous vous êtes battu, dit-elle d'un ton serein. Avez-vous remporté la victoire ?

Je portais toujours mon armure encroûtée de sang. Je ne devais pas sentir très bon non plus... Au lieu de lui répondre, je lui tendis la main pour l'aider à se lever.

— Venez, ma Dame, votre père nous attend...

— Où sont mes suivantes ? demanda-t-elle.

— Il y a longtemps que je les ai renvoyées. Pourquoi, vous inquiétez-vous pour votre réputation ? Etant la maîtresse de Tynstar, vous n'avez plus rien à craindre !

— Cela vous ennuie donc tant ? Vous voulez apposer votre sceau sur moi, pour effacer celui de Tynstar ? Imbécile... Vous ne lui arrivez même pas à la cheville !

— C'est ce que nous verrons, dis-je sèchement.

Je fis un signe à Rowan.

— Va chercher Zared.

Zared s'inclina respectueusement devant moi. Il portait les cheveux coupés très court, à la manière usuelle des soldats. Je conservais les miens longs : en Caledon, je les avait tressés et attachés avec le ruban rouge des mercenaires, car j'en avais été un.

— Occupe-toi de disperser le camp, dis-je. La fille de Bellam se fera un plaisir d'indiquer son emplacement à son père. Inutile de faciliter la tâche de l'usurpateur. Lorsque l'échange sera terminé, je rejoindrai l'armée.

— Oui, mon seigneur Mujhar.

Il s'inclina et s'en fut transmettre mes ordres.

Nous partîmes, Electra entre Rowan et moi. Lachlan chevauchait à ma droite.

— Pas d'armée pour vous escorter ? demanda-t-elle.

— Croyez-vous que j'en aie besoin ? dis-je en souriant.

Nous prîmes le chemin de Mujhara.

Perchés au sommet de la colline qui dominait le lieu prévu pour l'échange, nous étions en pleine vue, car je voulais que Tourmaline n'ait aucun doute sur mon identité.

Le soleil était chaud. Nous étions au milieu de l'été. Au loin, les sabots des chevaux soulevaient la poussière de la piste ; plus de cinquante bêtes, montées par des Solindiens en armure. Au milieu, Tourmaline, reconnaissable à sa longue chevelure fauve et à son port altier.

Lachlan regardait la troupe approcher avec impatience. Je remarquai le regard avide qu'il fixait sur ma sœur. Je compris, à ce moment, qu'il ne complotait aucune traîtrise, car cela aurait mis Torry en danger, et ce n'était pas une chose qu'il aurait acceptée. Le harpiste était amoureux, cela se lisait sur son visage.

Je me tournai vers Lachlan.

— Comment l'échange est-il supposé se dérouler ?

— Je dois escorter Electra jusqu'à eux, et ramener Tourmaline avec moi.

— Allez-y. Et rendez-moi ma sœur.

Je jetai un regard à Electra et je vis ses doigts se crisper sur les rênes. Je compris qu'elle avait l'intention de s'enfuir avant que ma sœur soit libérée.

— Non, dis-je calmement en lui prenant le poignet. N'oubliez pas que j'ai un arc.

— Vous ne pourriez pas tuer tous les soldats avant qu'ils vous arrêtent, fit-elle, méprisante.

— Je ne viserai pas les soldats, répliquai-je froidement.

Elle comprit aussitôt.

— Si vous me tuez, vous scellerez votre sort. Tynstar ne vous laissera pas vivre.

Je me mis à rire.

— Partez, Electra. Rejoignez votre père et votre sorcier. Mais n'oubliez pas : je ferai de vous mon épouse.

Son visage se tordit de colère.

— Vous n'obtiendrez rien de moi, usurpateur ! Tynstar y veillera.

— Nous verrons, fis-je.

Je me tournai vers Lachlan.

— Emmenez-la.

Ils descendirent la colline. Je bandai mon arc pour que les soldats le voient, mais je ne pensais pas avoir besoin de l'utiliser.

Electra arriva près de la troupe. Les hommes armés s'écartèrent et Tourmaline sortit de leurs rangs. Les deux princesses se croisèrent. Lachlan tendit la main.

Ma sœur la prit et la tint brièvement serrée dans la sienne, comme si elle le remerciait de prendre soin d'elle. Cela ne me plût pas beaucoup ; les harpistes tombaient souvent amoureux des princesses, si j'en jugeais par le contenu de leur lais, mais il ne convenait pas que l'inverse se passât. Tourmaline était destinée à un prince, pas à un musicien errant.

— Les voilà, murmura Rowan.

Ils grimpèrent la colline. Tourmaline poussa son cheval contre le mien et jeta ses bras autour de mon cou. A cheval, notre embrassade fut un peu maladroite, mais je préférais rester sur mes gardes. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais je lui fis signe de se taire.

— Mon seigneur, cria Rowan, ils attaquent !

Cela ne me surprit pas. Je reconnus une colère impuissante sur le jeune visage de Rowan, et de l'inquiétude dans le regard de Torry.

Le capitaine de la compagnie solindienne arriva près de moi. Il portait une cotte de mailles et un heaume qui cachait presque toute sa tête.

— Karyon d'Homana ? demanda-t-il, comme étonné de trouver dans ses filets un poisson de cette taille.

— Le Mujhar d'Homana, répondis-je. Avez-vous l'intention de m'emmener auprès de l'usurpateur ?

— Donnez-moi votre épée, dit-il. Vous ne pouvez pas vous enfuir.

— Croyez-vous ? fis-je en souriant. Désolé, mon épée est à moi, je la garde.

Une ombre passa devant mon visage, et une autre encore. Chacun, sauf moi, leva la tête et vit les oiseaux tournoyer dans le ciel. Il y en avait des douzaines, des aigles, des faucons, des corbeaux, des chouettes et d'autres encore.

— Mon seigneur, balbutia Rowan, j'aurais dû m'en douter...

Les oiseaux fondirent sur la troupe. Les hommes hurlèrent. Aucun d'entre eux ne fut tué ni même blessé, mais leur fierté et leur ardeur au combat s'évanouirent comme neige au soleil. Avec les Cheysulis, la victoire est à moitié acquise grâce à la peur qu'ils inspirent à l'ennemi.

La moitié des oiseaux se posa. Un instant plus tard, ce n'étaient plus des volatiles mais des hommes.

Les troupes solindiennes, terrorisées, tentèrent de tourner les talons. Je m'adressai aux guerriers cheysulis.

— Tuez-les tous, dis-je. Laissez-en cinq pour ramener Electra à son père; Je veux que Bellam sache que je ne fais pas de quartier.

— Vous lui rendez vraiment sa fille ? dit Lachlan.

Je regardai dans la direction d'Electra. Elle savait que j'aurais voulu la garder, elle s'y attendait peut-être.

— Oui, je la lui laisse. Qu'elle passe son temps à se demander à quel moment je reviendrai la chercher.

Je me tournai vers les Cheysulis. Duncan était là, Cai perché sur son épaule. Le chef de clan portait le grand faucon sans effort apparent, malgré le poids de l'animal. Il ne faisait aucun doute qu'il détenait le pouvoir, il suffisait de le regarder.

Cai s'envola et retourna dans les airs avec les autres lirs. Duncan s'approcha de moi, sérieux comme à son habitude.

— Dois-je commencer par le capitaine ?

Je lui fis signe que oui. Puis je cherchai Tourmaline des yeux.

— Il est temps de partir, lui dis-je.

Elle avait les yeux aussi bleus que moi. Son regard montrait de l'étonnement et de la peur tandis qu'elle regardait fixement les Cheysulis. Je réalisai qu'elle n'en avait jamais vu, mais qu'elle avait entendu parler d'eux en termes peu flatteurs. Pour elle, ils devaient être des barbares, moins que des bêtes.

Elle ne dit rien. Nous étions en présence de l'ennemi. Mais je ne doutai pas qu'elle parlerait plus tard, quand nous serions seuls.

— Viens, dis-je en entraînant son cheval.